Presse – Lary Stolosh

A propos du travail de Sevdalina Preslava (nom d’emprunt de Charles Payan)

SAISIR LE TEMPS SANS LE SUSPENDRE

On me pardonnera si ce que je vais rapporter est un peu confus et approximatif. C’était un peu compliqué et je n’ai pas pris de notes. Je crois cependant ne pas avoir manqué l’essentiel de la découverte que Sevdalina m’a confiée lorsqu’elle m’a montré ce qu’elle allait soumettre au concours d’art contemporain de Noël.

Son point de départ : le difficile problème de ramener la perception d’un espace à trois dimensions aux contraintes de représentation d’un tableau à deux dimensions. La perspective et le clair-obscur ont apporté des solutions, mais les questions sur la représentation de la vie, et donc du temps, sont restées entières. Sevdalina m’a expliqué comment le temps, la représentation de l’invisible, les dimensions sensibles au-delà des dimensions perçues étaient devenus des problèmes essentiels. Le temps, cette quatrième dimension consubstantielle de la vie. Le temps… Comment le saisir et le restituer dans la représentation. Son professeur d’histoire de l’art — elle a suivi des cours à Ruse, en Bulgarie, avant de s’installer à Plovdiv — insistait sur cette recherche constante pour dépasser la tension entre le mouvement de la vie et l’immobilité de l’œuvre. Il avait en particulier parlé des portraits de Bacon, en citant largement les analyses de Deleuze (je crois qu’elle a mentionné que son professeur lisait le français). Elle avait été frappée par cette question : comment saisir le temps et le représenter sans le figer dans un instant.

Le cinéma a trouvé une solution. Mais c’était plus facile, il suffisait de disposer d’images assez nombreuses échantillonnant ce que l’on voit et de les repasser très vite. Au fond, me dit-elle, c’est tricher : le cinéma c’est de l’immobilité répétée à grande vitesse. La télévision c’est un peu différent. On n’est même plus tout à fait sûr que l’image existe. Ce qui est filmé est découpé en fines tranches, poussé dans les tuyaux puis reconstitué au cours du balayage de l’écran par un fin pinceau d’électrons. Enfin… plus ou moins. Il y a aussi les points, les couleurs. Mais, finalement, c’est un peu ça : on découpe et on recolle. Une temporalité se mêle à une autre temporalité pour nous permettre de percevoir l’image, mais ces deux temporalités sont finalement linéaires, étrangères au temps du sujet. Et là, le regard de Sevdalina s’éclaire : les images numérisées sur les écrans que nous achetons aujourd’hui sont le mouvement. C’est exactement ce que Bacon cherchait, m’affirme-t-elle. L’image numérique traite la forme, la couleur et les temporalités de la réalité ; comme l’écrit quelque part Deleuze : « le temps est peint ». Le mouvement, ce qui bouge ou ce qui ne bouge pas, ce qui bouge beaucoup ou seulement un peu, détermine l’information qui va circuler dans les tuyaux entre la réalité perçue là-bas et celle représentée ici. L’image, d’une certaine façon, adhère au mouvement. Il la détermine.

Sevdalina a décidé de pousser l’expérience, d’explorer l’image numérique en considérant — à la façon du Bacon de Deleuze — qu’elle est « l’ensemble opératoire des lignes et des zones, des traits et des taches asignifiants et non représentatifs » dont la fonction est « d’introduire des possibilités de faits ». Elle a passé des heures à manipuler son écran, s’efforçant d’introduire cette part de contingence rompant les « coordonnées figuratives » comme elle dit. « Libérant les lignes pour l’armature et les couleurs pour la modulation » cite-t-elle. Alors, comme l’écrit Deleuze-Bacon, « la nouvelle ressemblance » advient.
Nous restons un moment silencieux. Sevdalina a étalé ses images sur la table, elle les regarde longuement, avec intensité. Elle sait que le hasard doit s’effacer devant la nécessité de la Figure que la sensation fait naitre. C’est évident, tout le monde comprendra. Elle est sure d’avoir touché juste. Elle est sure d’avoir saisi et communiqué cet apport essentiel des technologies à la représentation : saisir la forme, la couleur et le temps comme des faits de l’image. Pas seulement des illusions. Elle rassemble ses œuvres et les met avec précaution dans une grande enveloppe pour les envoyer au concours.

Lary Stolosh (blogueur d’art)
Source : https://lary-stolosh.fr/2010/02/02/saisir-le-temps-sans-le-suspendre/