Presse – Jean-Paul Gavard-Perret – Cas du Ka

CHARLES PAYAN : CAS DU KA
VISION DU VIDE ET L'ART DE LA STRUCTURE

Qu'on ne s'y trompe pas : les installations de Charles Payan - comme ses sculptures - sont des pièges au regard en ouvrant son désir à des ellipses et des laps d'attente. Mais l'épreuve déroute : sur l'écran, comme sur le verre ou l'acier il y a des icebergs qui font éclater tous les Titanics du fantasme tout en créant des suites de leurres loin toutefois de tout le bric-à-brac que la vidéo récupère en ses effets " vintage ". Chez Payan tout est clair, droit, géométrique et c'est pourquoi la désolation grandiose  impose ce qu'on peut définir chez l'artiste comme une architecture égyptienne.

Il existe dans chaque film comme dans chaque pièce fomentée par l'artiste une unité dans laquelle l'espace intérieur (visible) renvoie à un espace intérieur qui semble vide. Payan semble  saisi de la phobie de l’espace . Toutes les dispositions sculpturales ou scéniques sont là pour renforcer cet effet d'évacuation de l'espace intérieur au profit de l'espace qui lui même plus que support ou contenu semble s'évacuer vers le ciel.

Chaque vidéo et chaque sculpture ressemblent à des plantes qui poussent sans indiquer que leur " tête " puisse servir de support. Le seul support (comme chez les Égyptiens ou les Babyloniens) est la voûte céleste. Et ce souci de nier l'intérieur en l'extériorisant possède ici une portée éminemment symbolique. Mais celui-ci n'est pas imaginaire : il se fonde en " présences " constituées d'esquisses existentielles (qu'on se souvienne de ses vêtements accrochés sans corps là où on pouvait penser qu'il existait dedans du vivant).

Chaque œuvre de Payan est à ce titre une sorte de tombeau ou plutôt de catafalque dans lequel si l'intérieur est invisible, fermé sur " l'apparence " de son secret ce dernier apparaît dans une évidence proprement lumineuse. Contrairement à ce qui se passe dans les pyramides égyptienne celui-ci n'appartient pas au roi mort mais devient celui du monde en son entier dans l'énigme d'une apparition pure dans la mesure où elle montre le vide sous une forme de béance " cristalline ". Ouvrant donc à un désert du vide dans des structures à la simplicité subtile on voit là l'irrépressible pulsion d'un artiste capable de lier l'être au vide qui l'habite et que, par jeu de réciprocité, celui-ci ne cesse de creuser.

Adeptes des plans géométriques, polis, miroitant, l'artiste trouve peut-être là aussi un moyen de se dégager du trouble de la mort. Il fait ainsi de manière plastique ce que Mishima faisait de sa vie. Comme lui il est fasciné par les surfaces immaculées qui deviennent des miroirs : elles se déploient sous nos yeux en reflétant les changements atmosphériques afin de nous rappeler non seulement au vide mais à l'éphémère.

Tout chez lui est donc miroir : entendons par là pure surface de l'être qui d'une certaine manière n'a pas de profondeur si ce n'est de surface. Payan n'a donc cesse - et ces vidéos qui incluent des formes humaines le rappellent - de détacher ses formes et sa solidité. Comme Brancusi mais par d'autres moyens, Payan cherche la forme authentique qui doit suggérer non le fini mais l'infini, la forme affranchie du volume auquel elle est attachée.

En conséquence rien de plus rigoureux que son  oeuvre : articulée aux données phénoménales elle exprime toutefois ce principe de vie que les Égyptiens nommaient Ka. Ils pensaient ce principe comme à la fois faisant partie de lui et simultanément ne lui appartenant pas. : il pouvait à sa guise entrer dans le corps et le quitter (vision plus subtile que l'âme judéo-chrétienne qui l'a d'ailleurs édulcorée ) et possédait par rapport au corps une réalité indépendante.

D'où chez Payan cette unité indivise entre dehors et dedans dans la mesure où chez lui cette unité ne tient que par  le volume  contenu dans l'espace et déployé  dans l'irradiation de ces plans. Il y a là effet de phasme qui lie le pouvoir de la surface et celui du fond dans un travail où l'artiste refoule le fond et où tout est fond. D'un côté chez Payan le plan est " haptique " (du grec hapto : toucher) puisqu'il nous suggère des perceptions du toucher (que certaines vidéos mettent en scène) mais d'un autre côté ce plan semble toujours échapper jusque dans ce qu'il contient et semble sans appréhension.

Il y a donc à la fois effet de peau ou d'enveloppe et sa disparition là où tout semble espace de repos (comme à sa manière l'était la pyramide égyptienne).  La surface chez Payan est donc soin propre fond, elle est une plage en profondeur, simultanée, débordante comme le liquide d'une des vidéos de l'artiste. Il existe toujours chez Payan une forme d'immanence, d'une phénoménalité sans phénomènes (l'inverse est vrai aussi).

Il n'existe aussi pas d'approche, mais transformation, proximité absolue de ce qui n'a pas de fond. D'où la grandeur d'une œuvre dont l'immense tient à l'absence ou à la disparition dans ce qui tient d'une acuité paradoxale et d'une contradiction. Nous faisons ainsi l'épreuve d'un lieu ou d'une situation paradoxale par des structures infusives et diffusives à la fois. Cette ubiquité reste particulièrement sensible dans certaines sculptures de Payan sur lesquelles l'ombre joue avec la matière et avec les éléments du paysages (nature ou bâtiment) qui les jouxtent.

Existent à la fois un accueil et sa négation en un jeu d'apparition et de disparition : le lieu donc rien que le lieu, le lieu comme transfiguration du lieu dans de qui tient de l'apparition d'un avoir-lieu et d'un non-lieu. Et ce au sein d'un avènement particulier d'une surface qui contenant sa profondeur le nie afin que nous atteignions l'horizon d'une préconnaissance, là où l'image se fait appelant  le vide qui devient la limite  donnée.

Chaque sculpture, chaque vidéo devient l' " aitre " (demeure et foyer) de l'être, de son advenir sans départ. Elle est l'ouverture où tout retourne à soi,  en elle. Rien n'a lieu que le lieu. Dans son repos.

Jean-Paul Gavard-Perret, critique d'art (Université de Savoie).