Presse – Jean-Paul Gavard-Perret

CHARLES PAYAN ou LA DISPARITION

Dans un travail sur la matière et l'espace qui représente aussi une interrogation sur le temps, aux frontières de l'Arte Povera, du Land Art, de l'abstraction élémentaire, Charles Payan partage son activité artistique entre la peinture, des interventions et des installations réalisées dans divers lieux. Sortant sa recherche du simple registre de l’exquis, il la fonde sur une subtilité pertinente qui n'est pas sans rappeler, par exemple lorsqu'il aligne des séries de chasubles blanches vidées de toute présence humaine, une esthétique de la disparition, esthétique à laquelle il donne d'autres formes qui jouent toujours cependant sur la force d'une harmonie qui s'en dégage comme pour mieux nous faire toucher à une sorte de vide existentiel qui embrase l'espace et notre sensibilité. 

II existe peu de pratiques aussi fortes, et même un Boltanski semble montrer moins de sincérité, face au travail de Payan. Et s'il émerge de celui-ci quelque chose qui tient de l’art dit "brut", il existe dans cette recherche une suite de degrés : en utilisant les matériaux les plus divers de même que la vidéo (qu'il mêle parfois à ceux-ci) il crée toujours les limites d'un équilibre précaire capable de traduire sinon une déshumanisation du moins une précarité de la présence et une fragilité qu'il extrait même d’éléments les plus massifs parfois placés en lévitation simulée. 
Surgit de cette œuvre une forme d’ascèse, d’austérité, de silence et de froideur (le bleu, le blanc, le noir sont toujours les couleurs dominantes) qui permettent de dire l'indicible par I'apparition de phénomènes qui semblent simples mais qui résultent d’un long travail de réflexion dans lequel l'Autrefois rencontre le Maintenant, en une fulguration qui forme une nouvelle "constellation" ou une nouvelle sorte de confrontation ou de rencontre qui permette de voir, de comprendre autrement. 
L'œuvre ouvre ainsi à des états intermédiaires qui nous arrachent au cerclage de la divinité du binaire et de sa violence réductrice afin d'exprimer et de montrer ce qui se passe dans l’entre deux. Tout cela n’est pas sans rappeler, sur un autre registre, l’œuvre terminale de Beckett, à laquelle Payan donne une sorte de continuité. On se souvient du dernier texte de I'auteur écrit moins de deux mois avant sa mort :  

folie- / folie que de- / que de- / comment dire- / folie que de ce- / depuis- / folie depuis ce- / donné- / folie donné que ce que de- / vu- / folie vu ce- / ce- / comment dire- / ceci- / ce ceci- / ceci ce- / tout ce ceci ci- / folie donné tout ce- / vu- / folie vu tout ce ceci ci que de- / que de- / comment dire- / voir- / entrevoir- / croire entrevoir- / vouloir croire entrevoir- / folie que de vouloir croire entrevoir quoi- / quoi- / comment dire- / et ou- / que de vouloir croire entrevoir ou- / ou- / comment dire- / la- / là-bas- / loin- / loin la là-bas- / à peine- / loin la là-bas à peine quoi- / quoi- / comment dire- / vu tout ceci- / tout ce ceci-ci- / folie que de voir quoi- / entrevoir- / croire entrevoir- / vouloir croire entrevoir- / loin là-bas à peine quoi peine- / folie que d´y vouloir croire entrevoir quoi- / quoi- / comment dire- / comment dire- /  

Un tel texte au titre emblématique ("Comment dire") trouve un écho visuel chez Payan qui précise ce qu'il en est de la minceur de l'humain en l'ouvrant sur la question de la perte. Entre le blanc et le noir, la matière et le vide, l'artiste tente de circonscrire des visibilités perdues ou enfouies qui précisent que l'être est et n'est pas, qu'il soit à l’image (dans une de ses vidéos) ou qu'il soit remplacé soit par ses oripeaux (chasubles) ou simplement par des formes minimalistes à la Tony Smith.  

Existe aussi une confrontation entre la matière et l'image, entre le réel et l'indiscernable. L'œuvre représente une brèche qui ouvre le monde par l’approfondissement de ses pans soudain écartés.

D'un élément compact et opaque elle découvre la consistance et l'inconsistance, elle plonge dans I'existant au delà des surfaces rassurantes en attirant I'œil sur l'ailleurs. Celui-ci n'est pas pour autant l'autre monde de la fascination de l'imaginaire mais celui de la nudité ou - au moins - de la complexité minimaliste. Elle permet donc de passer de la simplification unitaire (ou binaire) à une invisibilité qui est là mais qu'on ne voit pas forcément dans notre vie de tous les jours et qui nous ramène aux racines de notre être, voire aux idées mères.  

Le travail de Payan permet de nous découpler de nos visions acquises. Et nous fait accéder à " la dépolarisation de celui qui croit voir le pôle " (Pascal Quignard). Une telle recherche à ce titre demeure âpre et sans concession, elle provoque une confrontation mais une confrontation paradoxalement fascinante et apaisante comme (mais ce comme est peut-être de trop) si elle recelait de beaux mystères en une lumière qui ne dilue pas les formes de manière évasive. Étirant le temps à travers son travail de plasticien - qui possède sans doute toujours jusque dans la densité à un vide ou au moins une disparition - Payan révèle chez celui qui regarde le sentiment d'être au monde sans y être en nous projetant vers des zones plus profondes qui s'excluent autant de la simple lucidité d'apparat que de la pure rêverie évanescente.  

Payan cultive de la sorte autant I'art de la nuance que de I'abrupt et propose de faire palpiter de I'inconnu en ce que l'œuvre desserre ou resserre. L'exquise finesse (dans sa feinte de simplicité) qu'une telle ouvre est supposée offrir, cache donc cette profondeur ou cet abîme de l'être. Détruisant de diverses manières la présence humaine (abstraction, noyade, déshabillage) l'artiste propose ni un rêve de réalité, ni une réalité rêvée mais tout ce qui se cache de nocturne, de secret, de fond sans fond dans I'être. II met ainsi à nu l'espace et celui qui normalement l'habite ; il n'hésite pas non plus à souligner le silence d'harmoniques à la John Cage qui mettent, justement, à découvert des trous de silence.  

L'œuvre ne représente pas un simple assoupissement des extrêmes mais à l'inverse leur exacerbation. Elle permet dans la réduction essentielle une complexification des formes et de leurs structures. C'est donc une forme d'apparition nécessaire qui ne nous laisse pas indemnes puisqu'elle donne accès au surgissement d'une autre vision que ni la lumière du jour ou la lumière noire de la nuit pourraient nous accorder. Grâce à elle le monde n'est ni bloqué dans l'évidence, ni enfoui dans le spectral : il s'ouvre, se profile autrement. Il émerge avec plus de relief et d'intensité puisqu'il est épousé - plus que découpé - en profondeur dans certaines dimensions d'un art de la vibration qui par ses secousses et par l'exploration à laquelle il nous soumet, nous ouvre à l'épaisseur du "si je suis" cher à Beckett.  

Jouant sur la finesse et la pauvreté, en misant et spéculant sur le presque effacement, prenant par revers la figuration, les explosions de couleurs, Payan nous installe dans cet ailleurs à partir du débordement des bords. Il crée une trame ou plutôt une série de masses sonores et optiques qui nous dégage des systèmes binaires, d'un expressionnisme psychologique (ou autre) de surface en créant des correspondances, des mouvements de " bandes " et de fonds en nous exposant au vide qu'elle découvre. C'est pourquoi on ne peut parler de technique de "sous-représentation", ou de "dérivation". Ce qu'il faut retenir c'est sa vibration en tant que confrontation avec celles de l'être, du monde, de leur (absence de) rapport entre eux. Face à leur nuit, il existe soudain une étrange lumière, en des formes aussi lointaines que proches qui renvoient à un univers inconnu et connu, à "des ressemblances que nous ne soupçonnons pas encore". Surgit une autre théâtralité : celle qui installe un univers non parallèle mais plus profond. 

Jean-Paul Gavard-Perret, critique d'art (Université de Savoie)