Presse – Jean-Paul Gavard-Perret

CHARLES PAYAN, LE DEPEUPLEUR

Le peintre de Lascaux disposait de symboles et de mythes accumulés pendant des millénaires de gestation, l'artiste d'aujourd'hui ne possède que les débris calcinés d'un monde en régression qui forment pourtant le seul aperçu sur le futur très provisoire. C'est justement parce que notre futur est de plus en plus provisoire et dérisoire que le travail de Charles Payan se frotte de plus en plus à des "lambeaux" mais vers une sorte d'utopie de la vision. D'où la nécessité de cet échange entre la matière et l'image ainsi que l'intensité d'une attention aux choses et à l'espace par ce qui devient une "méthode" paradoxale de construction du réel qui fait abstraction naturellement des idées reçues et de toutes conventions. Il y a donc chez l'artiste diverses manières de mettre à nu le monde en des matières, des techniques et agencements divers qui en deviennent les opératrices et la possibilité "expérimentale" de questionner le réel .

C'est la seule chose que l'art de Payan peut envisager sans avoir nécessairement recours à des références explicites : pour lui l'être est devenu (ou a toujours été) un spectre et c'est donc bien en tant que spectre, qui nous voit sans être vu, qu'il doit être pris, qu'il doit être vu. Et pour rendre compte de cette "spectralité," il faut sans doute ce passage, ce transfuge comme l'artiste né à Saigon et qui passa ensuite sa jeunesse en ces sortes de cérémonies qui sont autant de pauses. Par ses diverses techniques, par son minimalisme, Payan change notre vision du monde. Son principe même de saisir et d'exposer peut apparaître comme absurde, paradoxal, arbitraire. L'artiste devient avant tout un dépeupleur et si pour la plupart une telle propension  paraît inhumaine - forcément inhumaine - sans parti pris de prendre le monde dans un dénuement  elle  permet cependant une autre présence, une autre position à son égard.

Certes dans certaines oeuvres  l'artiste donne encore au réel une substance, mais dans toutes ses autres approches le soupçon fait son trou.. Sa peinture, ses "sculptures" ou ses agencements représentent une vision grave, taciturne mais pourtant ardente et apaisée. Les couleurs - diaphanes le plus souvent - et les formes anthroplogiques s'y font parcimonieuses néanmoins l'oeuvre reste aussi ardente qu'apaisée. Il arrive même que ses silhouettes insolentes, ou ce qu'il en reste , s'évanouissent pour donner place à des visions en disparitions qui cependant procurent des émotions lancinantes voire une forme de sidération par les interrogations qu'elles suscitent qui dépassent le pur plaisir esthétique. En conséquence, l'artiste aura réussi à travers sans doute l'exploration de ses propres fantasmes (dont nous ne saurons rien) à  rendre obsédante  la transgression de l'image, puisque là  où un grand nombre joue de la pléthore qui engraisse, l'artiste va vers  l'effacement et la nécessaire décantation.

Payan projette des visions qui ouvrent à une sorte d'universalité. Elles marquent une obsession, une hantise de l'entrave dont le créateur veut libérer ses oeuvres comme s'il voulait réparer le trauma d'une époque qui croule sous les images aussi répulsives qu'attirantes et attractives mais entraînent vers un lieu d'enfermement, d'impossible séparation entre le réel et sa représentation. A l'inverse les épures de l'artiste permettent de penser l'être, son rapport à l'autre, au monde en une concentration source de "simplicité" (ce qui reste le plus difficile dans l'art et qui demeure l'apanage des grands maîtres). Ses oeuvres produisent aussi une sensation quasi tactile de l'espace. Il joue ainsi sur deux registres : la jubilation d'un parcours initiatique qui provoque un ravissement mais aussi - car il faut bien appeler par son nom - le tragique de situation où l'homme semble perdu en une sorte de néant qu'à sa manière Payan souligne.

Ce que l'artiste offre au regard est ainsi parfait et simple : entendons harmonieux et accompli. On se sent bien, on se sent mieux dans cet univers dépeuplé et de recueillement car ce qui y demeure "tient". A ce titre il pourrait faire sienne la phrase de Braque : "une toile blanche ce n'est déjà pas si mal", chez Payan c'est même bien, car à la fin il faut toujours revenir à l'essentiel : l'image primitive et sourde. Et l'on pourrait encore afin d'éclairer l'oeuvre faire un retour à Braque : "Chacun à son marc de café. Moi je lis dans la céruse" et nous ajouterons la césure. Jamais loin du néant l'artiste atteint ainsi une sorte d'essence et de clarté par ce dépouillement majeur là où l'art semble se dérober mais résiste pourtant de manière essentielle. C'est en se sens que sous l'apparente banalité ce cache ce qu'il y a de plus fantastique, comme il est fantastique, si l'on accepte d'y penser un peu, de posséder un nez et deux yeux, un nez entre les deux yeux. 

Jean-Paul Gavard-Perret, critique d'art (Université de Savoie).