Presse – Jean-Paul Gavard-Perret

CHARLES PAYAN ET LE « BO »

Charles Payan est un de ceux qui luttent contre le processus des saturations des images. en effet l'anthropomorphisme tient une place centrale dans ses images à mesure que paradoxalement l'être en est évacué comme il est évacué - mais par d'autres stratagèmes bien plus pervers - dans le flot et l'abondance des images standards où trônent le chaos et l'irréel afin de mieux nous piéger. A sa façon l'artiste piétine de telles images et les retourne pour n'en laisser que leur peau mais sans renoncer au concept de beau. Ce dernier relève encore aujourd'hui des domaines du goût, de la règle, d'une appréciation qui ont pour corollaire la confusion entre le beau et le joli dans la manie de concevoir les formes artistiques comme relevant du décor, du spectacle, du divertissement et non comme la manifestation d'une recherche exigeante. Il convient donc - à la suite de Francis Ponge et de Denis Roche (mais par une voie opposée à ce dernier adepte de la sursaturation) de déplacer le beau du champ purement évaluatif vers un plan fonctionnel. Plus qu'un idéal platonicien à atteindre il devient une mise au point. Plus qu'une référence absolue donc déjà présupposée il représente une mécanique propre à souligner, chez Payan, la mutation  de la  densification de l'être au moment où l'image joue entre densité et effacement. Une telle élaboration n'est pas simple. Elle se travaille et c'est un choix.

Il existe en effet deux moyens de poser le double question du " qui nous ? " et du " Sommes-nous ? " : densification et sursaturation ou désertification et épuisement. L'option retenue n'est pas anodine. Et si Payan a choisi la vidange c'est pour souligner combien une telle vision de l'être est insoutenable dans la mesure où elle révèle notre état de décomposition et de disparition. L'artiste pose la question du rapport au monde en question de survie à travers ce qu'il en reste - c'est-à-dire pas grand chose sinon des fantômes ou leurs stigmates (habits par exemple dont la blancheur elle-même rejoint  la disparition que soulignerait mieux le terme anglais de " blank "). Les dispositifs de Charles Payan ont donc la particularité de provoquer l'arrêt de tout processus d'identification et de nominalisation (propre à l'humanisme ou à la croyance) pour le remplacer par une façon mallarméeene ou beckettienne d'effacement des traces afin de créer des fissures (euphémisme) irrémédiables dans ce qu'il en est de nous par divers processus d'évidement. Le beau devient ce moment de crise, cette matérialisation particulière qui concrétise par le vide un mouvement simultané d'assemblage et de désassemblage. Il signale cet état critique - état de quasi inexistence - par lequel les modalités de la  représentation de l'être s'agrègent et se désagrègent, se cadrent et se décadrent. 

Ce Beau – qu’à l'instar de Dominique Fourcade dans " Xbo " (POL, 1988) - il faudrait peut-être appeler " bo " (soit le bruit mat, insignifiant, primaire - à un moment où l'on revient à la lecture syllabique - que l'on produit en le prononçant) afin de ne pas confondre la façon dont on conçoit le concept avec la manière dont il est communément entendu. En effet l'image chez Payan n'est plus photographie (neos, reproduction) mais poème (création et présentation) moins de la saturation que de l'absence et plus de la mort  que de la présence vitale. L'artiste fait ainsi le vide mais afin de créer un déclic aussi intempestif que nécessaire. Il crée un nouveau contrat entre le réel (ce qu'on en perçoit selon nos habitudes) et ce qu'il en donne à voir comme s'il n'accordait aucun crédit à nos grilles de lecture et afin de les changer pour nous offrir un autre mode d'accès et de penser. La question n'est donc pas pour lui " ce qui se montre" mais " ce qui montre ". La question n'est pas du rapport de l'artiste à lui-même (comment il est dans sa création) mais comment ses œuvres lui sont nées. Créer n'est ni tout à fait un état de rêverie ni tout à fait un état de nature. Si rêverie il y a c'est au sens où l'entendait Rousseau : derrière ses recherches (promenades solitaires d'un insomniaque rêveur) Payan laisse émerger le devenir brut et minimal de ce qui existera plus que des visages connus de la région humaine. 

Créer pour Charles Payan n'est pas thématiser, c'est former une matière dont la structure échappe, est en devenir incessant. Ses œuvres n'ont rien à prouver qu'elles-mêmes. Le centre de la création reste sa " matière " elle-même : le reste n'est qu'anecdote. Toutefois, l'auteur ne totémise pas son langage. Dès lors entre thématisation et totémisation demeure cette création dont l'angle d'approche est absent ou plutôt dans laquelle il n'existe pas d'angle mais cette force qui va dans l'obscur et qui peut faire sourdre soudain une vision du monde et de l'être en effacement. Payan s'éprouve et éprouve le monde à l'épreuve d'une œuvre et d'une langue qui se découvre en avançant. Il propose une autre manière de voir, de sentir nos états de victime et peut-être de toucher cet arpent de vérité et de liberté qu'on a oublié de réclamer. Cela ne veut pas dire que nous allons changer, que le monde va changer. Mais soudain quelque chose bouge. Et si une telle entreprise manifeste la volonté de ne pas dissocier les questionnements politiques, philosophiques, esthétiques, anthropologiques, elle reste avant tout un risque : celui de foncer dans et de forcer l'inconnu. De la sorte, l'absence de projet, au sens strict, ne veut pas dire absence de décision, mais ramène toujours à l'écart entre la décision qui a dicté l’œuvre et ce qu'elle devient. Créer revient pour Payan - et au nom d'expériences primitives - à se livrer à une confrontation avec un art privé de parole mais qui l'obsède et dans la volonté à la fois de " ruiner " le falbala des formes tout en préservant des fragments désolés capables de toucher à la parole impossible, à l'impossible de la parole plus qu'à l'impossibilité de parler.

Payan disjoint ainsi un discours iconique qui refuse l'ordre pour s'ouvrir à la perte comme s'il s'agissait de transformer une "faiblesse" en force d' une fidélité à quelque chose qui relève de l'essence de l'art et de sa " boté ". Surgit par ce biais une affirmation déchirée, une inquiétude infinie, comme conflit en une réserve vivante de vie mais aussi de vide comme pouvoir propre à l'art de se faire et de créer du " bo " en se maintenant perpétuellement en défaut.  Payan nous montre ce qu'il en est de l'être ou de son néant. " Tu veux te regarder, vois donc ça " semble-t-il nous dire afin que le voyeur dépose son regard comme on dépose des armes. L'artiste se situe dons loin de ce que Lacan nomma " l'effet pacifiant, apollinien de l'art". Exit sa fonction de simple miroir qui nous tendrait ce que l'on veut voir. Payan ne répond pas à notre attente et le jeu qu'entretient l’œuvre et celui qui la contemple est plus subtil qu'il n'y paraît. Certes entre l’œil de l'artiste et le regard de l'autre il y a forcément un rendez-vous mais celui-ci est manqué puisqu'on ne se reconnaît pas forcément dans cette image où apparemment nous ne sommes plus, nous ne sommes pas. A nous de comprendre comment l’œuvre nous fait franchir les frontières de rivetages en une stratégie subtile jusqu'à proposer cette sorte de mixage d'extase et de dégoût qui comble sans combler, qui ouvre le trou de l'être mais en ayant soin de le colmater. Certes, au corps défendant de Payan, l'aspiration esthétique sera toujours réduite par l'expérience du regard en un pur fantasme. Mais il ne faut pas pour autant le rejeter. Comme dans chaque activité humaine tout se passe autour de l'illusion vitale tant le désir n'est pas le plaisir. Mais ne boudons plus notre plaisir, affrontons les images de Payan puisqu'elles nous montrent le peu qu'on est et qu'on fait de nous. D'où ce " bo " dans lequel sans qu'on le comprenne à première vue le plaisir et le désir peuvent le plus se rapprocher. Nous nous y brûlons car tout est à notre portée (en des indices ou oripeaux de reconnaissance) et tout nous échappe. Nous devons y sombrer afin de pouvoir nous relever de la mort que l'on se donne et qui nous est donnée. Bref, l’œuvre en bouée de corps-mort peut nous sauver des trop hautes marées.

Jean-Paul Gavard-Perret, critique d'art (Université de Savoie). Région humaine, janvier 2011, n°70 pp. 83-86.