Presse – Lary Stolosh 2010

A l’occasion des installations dans l’église Saint Pierre de Marnans (Isère)

ENTRE DEUX NUITS, LE BONHEUR D’ÊTRE LÀ 

Il faut un lieu pour accueillir la mémoire. Voute d’une grotte ou d’une frondaison, abri d’un temple, église, synagogue ou mosquée, un lieu pour enveloppe protectrice dans laquelle le corps oublie le monde et les sens, débarrassés des sollicitations matérielles, s’ouvrent aux signes venus de soi. Alors seulement la mémoire s’éveille, s’ébroue et se déploie. L’église Saint Pierre de Marnans est de ces lieux-là. Un lieu dans lequel on baisse naturellement la voix, on allège le pas, on retient le geste, on s’ouvre à « ce que nul n’a vu ni connu sauf celui qui cherche dans le tourment des mots à traduire le secret que sa mémoire lui refuse ».

Quel secret, sinon celui de l’extravagance d’être là ? Extravagance d’être venu de nulle part pour aller on ne sait où, secret de l’encreux du temps — marque d’un intangible pointeau dont la trace nous est aussi inséparable que notre ombre. Secret que les mots, quoi qu’en dise le poète, ne peuvent saisir parce qu’ils sont vieux et prisonniers des circonstances qui les ont forgés. Il faut se dépouiller du passé pour retrouver la mémoire. Le plasticien libéré de la représentation peut relever ce défi, certes pas sans tourment, pour donner une forme à ce que l’oubli dissimule ou dont il ne livre que quelques vestiges anecdotiques. Mémoire ignorante et ignorée, mémoire de la nuit d’avant et d’après, mémoire du néant, mémoire de rien — « mais ce rien est tout-puissant ». Charles Payan investit l’église de Marnans avec cette audace, inventeur d’une camera obscura où l’ombre révèle l’image que la lumière de nos regards taciturnes libère en interrogeant l’espace qui leur est ouvert.

Silhouettes blanches suspendues, combinaisons ou aubes, pour planter un décors incertain entre « entrée dans la vie » et « retrait du monde » aux abords d’un bassin qu’effleure la lumière qui sourd des vitraux. Un miroir s’improvise. Le regardeur s’approche et scrute la surface, mais « ne trouve aplomb que sur son propre vide, ignorant vers où va ce chemin qu’il reconnait parfois curieusement à des traces qui ne sont pas les siennes, ne sachant pas d’avantage pourquoi il s’y est engagé avec tant de présomption, si même à le poursuivre obstinément il n’aura aucune chance de déboucher sur le lieu encore insoupçonné de sa destination ». Ces traces, Charles Payan nous les rapporte à quelque distance de là. Le regardeur peut les voir flotter, aller et venir. En fait, ce ne sont pas encore des traces mais ce qui pourrait en laisser, comme ce qui dans la mémoire s’imprime mais on ne le sait pas. On ne se souvient pas. Il faut scruter l’image. Léger vertige. La camera obscura donne une forme à l’absence que chacun habite de ce qui lui manque et le constitue cependant. On baisse naturellement la voix, on allège le pas, on retient le geste. Entre deux nuits, le bonheur d’être là.

Lary Stolosh (blogueur d’art)
Source : https://lary-stolosh.fr/2010/09/12/entre-deux-nuits-le-bonheur-detre-la/