Presse – Lary Stolosh 2014

ET SOUDAIN QUELQUE CHOSE BOUGE

Charles Payan peint, sculpte, filme, assemble, installe, façonne le sable et la vidéo. Ses créations occupent une zone frontière. Si ses techniques font écho aux courants qui traversent l’art contemporain, ses pratiques restent à l’écart. Ainsi les rapprochements, souvent évoqués, avec l’Arte Povera ou le Land Art sont-ils immédiatement réfutés par un tableau ou une installation dont la subtile complexité fait naitre un univers inédit. Son œuvre se construit dans un jeu d’équilibre-déséquilibre articulant matérialité des objets et la temporalité des images, réalité et virtualité.

Tout commence à Montréal, en Ardèche. Le désir de création en écho aux questions et aux émotions de l’enfance ne doit rien à un élan artistique, « l’art c’était pour les musées », mais tout à l’intuition d’une possibilité aux frontières de l’objet et de l’image. La découverte de la peinture est celle d’une pâte que l’on peut travailler pour faire naitre une couleur, une ligne, une forme.

Charles Payan poursuit pendant une décennie une recherche abstraite, minimaliste, pour exprimer à la fois les perceptions familières et les émotions qui marquent une vie, l’infléchissent ou la bouleversent. Rassemblant dans un cadre peinture, résines et matériaux divers, il réalise des expériences tactiles, des essais tectoniques, qui mobilisent des forces qui structurent l’objet-image. La couleur est celle de la terre et des roches.

Au milieu des années 70, il ressent « une envie de dire des choses » sur ce qui l’entoure. Désir de prolonger un engagement militant alors en déclin, désir aussi de confronter son expression personnelle à un langage plus explicite, narratif ou symbolique. Il comprend alors que l’image et sa réalisation matérielle sont en tension. Son travail sur l’image est un travail sur la mémoire et la disparition, alors que celui sur la matière porte sur la perception, l’inscription dans le présent. Libéré de l’image, l’artiste est libéré de l’impossible fidélité à une réalité ineffable, tous ses sens sont disponibles pour l’expérience authentique d’une présence renouvelée. À partir de cette intuition il engage un travail sur les rapports entre matière et image.

À la suite de la perte de son atelier, Charles Payan se tourne vers les installations. Terre, sable, bois ou acier, voilages, vitres ou néons, jeux de lumière occultée, capturée, simulée réalisent une composition qui met en résonance l’espace et le temps, la matière et l’image. La puissance et la beauté de cet univers à la fois mystérieux et évocateur retient l’attention du conservateur du musée des Ursulines qui accueille l’installation à Mâcon. D’autres œuvres remarquables et de grande envergure suivront notamment aux abattoirs de Marseille avec le groupe Radical, dans l’église Saint Pierre de Marnans.

Ce travail sur la matière pour elle-même, libre d’intention, le ramène paradoxalement à l’image, non comme expression de la mémoire, capture et conservation de l’instant, mais comme objet autonome et poétique offert au regard par les effets d’articulation et d’interaction de dispositifs matériels. Les textures, les effets d’ombre et de lumière, les contrastes de leurs mises en relation, le guident vers une réalité nouvelle dans laquelle ce qui fait symbole nait de circonstances improbables et non d’une intention. Ici, la «femme blanche» n’a pas d’autre existence dans cette improvisation du soleil et du vent que celle que saisie le regard visionnaire. Regard enfantin, c’est-à-dire celui d’une disponibilité de l’esprit et des sens, qui distingue un être dans les volutes d’un nuage, les brisures d’une roche ou des traces laissées dans le sable.

Les images sont devenues, dans l’œuvre de Charles Payan, un matériau comme un autre que les techniques de vidéo numérique permettent de travailler, de modeler, de façonner en suivant leurs logiques propres comme la main du sculpteur est guidée par les veinures d’un marbre ou d’un cèdre. L’enjeu n’est pas de produire un film, clip vidéo ou court métrage, mais d’introduire une dimension temporelle qui renouvelle la relation entre  matière et image, et  démultiplie l’énergie poétique que cette tension libère. Ainsi, une «oppressante légèreté» nait-elle de l’opposition entre la masse des poutres au sol et les reflets animés projetés sur le mur. Sur le banc du mareyeur, les yeux des poissons fascinent. Exorbités, ils marquent un point de jauge de la distance entre vie et mort ; on en scrute le brillant pour évaluer la fraicheur. Que le corps frémisse, le regard le note à peine, que l’œil bouge, on s’effraie.  «Peces, pescados, pescadores, pescadoras» confronte le regardeur à cette contradiction.

En interaction avec la couleur, la ligne, la forme, le mouvement ajoute une dimension qui ouvre un nouvel espace d’exploration aux arts plastiques. Il ne s’agit pas des mouvements du monde, mais de celui imperceptible qui dit que la vie est présente comme possibilité. Avec la vidéo pour nouveau matériau, Charles Payan déploie son œuvre dans un univers où « créer n’est ni tout à fait un état de rêverie ni tout à fait un état de nature », ainsi que l’écrit Jean Paul Gavard-Perret à son propos. « Et soudain quelque chose bouge. »

Lary Stolosh (blogueur d’art)
Source : https://lary-stolosh.fr/2014/10/31/et-soudain-quelque-chose-bouge/